Topographie d’une capitale en plein mutation

C’est un fait : Alger s’effrite à vue d’œil. Et parallèlement à la vieille médina qui s’effondre, une autre ville pousse. Des tours montent, des cités s’élèvent, toujours plus de cités, aux allures parfois de ghettos urbains en devenir. De nouveaux quartiers huppés prospèrent aussi, à l’image de Sidi Yahia. Une cité d’affaires surgit à l’Est tandis que le fameux Plan stratégique d’Alger promet de concilier la ville avec sa baie. Autant de mutations qui dessinent en filigrane un nouvel Alger sur les décombres de l’ancienne citadelle. Récit d’une flânerie contrastée, entre beauté et chaos.

Boulevard Abderrahmane Mira, Bab El Oued. Des immeubles «abattus» à l’extrémité du boulevard, en face de la station de bus de la plage R’mila, ont laissé la place à une énorme «dent creuse». Des engins se sont chargés de les démolir après le dernier séisme. Des amas de gravats jonchent encore les lieux, tandis que les bâtisses épargnées arborent des façades ébréchées. Seul un café trône désormais sur cette partie du boulevard. Il a été miraculeusement épargné par ce grand coup de balai.

Des consommateurs sirotent leur boisson à la lisière du «cratère», comme si de rien n’était, tandis que passants et automobilistes laissent transpirer leur émotion en découvrant pour la première fois l’ampleur des dégâts. En plan serré, la béance ainsi créée et les séquelles de la démolition font volontiers penser à une ville bombardée. On dirait Ghaza. D’ailleurs, sur un mur lézardé d’une rue adjacente, nous sommes interpellés par ce graffiti : «Attention à la chute du mur. Danger. Vive Gaza». Le SOS est surmonté d’un portrait de Bouteflika. En se glissant dans les interstices de ce lotissement, d’autres «dents creuses» apparaissent, laissées par des bâtiments qui tirèrent leur révérence bien avant ce 1er août. Des petits parkings ont poussé à la place, adossés à des murs eux-mêmes vacillants comme on peut le voir au long de la rue Maâmar Adjissa. Un spectacle minéral fait de ruines et de temps mort.

Immeubles murés et bâtisses grignotées

Un peu plus haut, en longeant l’avenue Colonel Lotfi, la rue commerçante par excellence de Bab El Oued, et qui monte depuis la place des Trois Horloges, on est forcément happé par cette autre image-choc : une entrée d’immeuble complètement murée à l’aide de parpaings. C’est précisément au n°35. En levant un peu la tête, on découvre un petit bâtiment fantôme aux volets fermés. Derrière le même immeuble, sur la petite ruelle surplombant la clinique Durando (rue Jean-Jacques Rousseau), des ouvriers s’affairent à «descendre» une autre bâtisse selon la technique du grignotage. «La plupart des bâtiments sont vermoulus. Erchaw ! A ce train, il vaut mieux raser tout le quartier», se désole un habitant du coin.

A La Casbah, des dizaines de «douirate» ont subi de plein fouet la foudre du dernier séisme. Même topo à Bologhine où nombre de bâtisses ont accusé le coup, le cas le plus spectaculaire étant la démolition de la cité «Paya», celle-là même où a grandi le chanteur Djamel Laroussi. Plusieurs maisons sur la corniche, à Raïs Hamidou et ailleurs, ont succombé aux contrecoups de la violence tellurique. Le quartier de Belouizdad a eu également sa part de préjudices, si bien que le tissu urbain de Belcourt ressemble de plus en plus à un gruyère.

Parkings et stades de proximité

Ces quelques images ne laissent point de doute : le vieil Alger s’effrite à vue d’œil. Et quand ce ne sont pas des édifices qui s’écroulent en bloc, on constate tous les jours des bouts de balcons qui craquent, des terrasses qui s’affaissent ou des morceaux de façades qui chutent sur les passants, comme nous l’avons constaté de visu à maintes reprises.
Une question s’impose : quel sera le visage de la capitale d’ici 20, 30 ou 50 ans ? Entre l’action du temps, les coups de boutoir de la nature, les nouveaux projets structurants type Plan stratégique d’Alger et autres opérations immobilières menées sous la pression du capital, il est utile, en effet, de s’arrêter sur les mutations architecturales et urbanistiques qui sont en train de transformer la face El Bahdja.

D’abord, que va-t-il «pousser» en lieu et place des immeubles effondrés ? A l’APC de Bab El Oued, une source municipale s’est contentée de nous lancer laconiquement : «Les immeubles rasés ? Ils ne sont pas du ressort de l’APC. Ils ne nous appartiennent pas.» Le statut juridique du parc immobilier fait ressortir que la grande majorité des immeubles n’appartiennent, effectivement, pas aux communes et sont, pour l’essentiel, du ressort de l’OPGI ou bien du privé. Le wali, Abdelkader Zoukh, a indiqué pour sa part, jeudi dernier, lors de ce «sommet» gouvernement-wilaya d’Alger, que pas moins de 50 hectares ont été récupérés sur l’ensemble de la wilaya depuis juin dernier.

Outre la démolition des bâtisses classées «rouge», et qui ont permis de récupérer du foncier, d’autres terrains ont été libérés suite à l’éradication de quelque 23 bidonvilles et autres sites abritant des chalets. «Ces assiettes serviront à accueillir des projets d’utilité publique», a assuré le wali en précisant qu’il s’agit notamment d’un programme de construction de 5000 logements (3000 AADL et 2000 LPP).
Visuellement, les assiettes dégagées suite à des événements antérieurs à la secousse tellurique du 1er août (inondations de 2001, séisme de 2003, pour ne citer d’eux) n’ont que très rarement enfanté de nouveaux projets immobiliers d’envergure. A Bab El Oued et Belouizdad, beaucoup sont devenus de simples parkings. Certains ont donné lieu à des terrains de jeux, des petits parcs ou encore des stades de proximité comme à Triolet.

Les pierres précieuses des «nostalgérois»

Force est de le constater : 52 ans après l’indépendance, Alger «intra muros» reste dominée par son architecture française, l’autre «butin de guerre» pour reprendre la formule de Kateb Yacine à l’endroit de la langue française. Entre l’ottoman et l’haussmannien, le vieil Alger résiste comme il peut. Mais pour combien de temps encore? Pour les «nostalégrois», il n’est pas question de lâcher la moindre petite pierre de ce qui fait le charme de «djazaïr laqdima».

Pour eux, ce sont autant de pierres précieuses. «Itsema si les Français n’avaient pas construit tout ça, Alger serait aujourd’hui dominée par le style «qasdir» (bidonville)», ironise une jeune avocate résidant sur les hauteurs du Telemly. Une chose est sûre : les immeubles à forte valeur patrimoniale sont joliment bichonnés. En témoigne cette image qui ne manque pas de retenir l’attention du flâneur : tous ces échafaudages qui «pendouillent» au-dessus de la tête des passants, sur les grandes artères. C’est le cas notamment des bâtiments du boulevard Amirouche, de celui de Zighoud Youcef ou encore de la rue Asselah Hocine et ceux attenants à la Grande-Poste.

A noter qu’une vaste opération de confortement et de réhabilitation du vieux bâti a été lancée. 557 immeubles sont concernés par ce lifting dans la seule commune d’Alger-Centre, vitrine de la capitale. Les OPGI sont largement mises à contribution dans cette campagne de relooking. La Direction de l’aménagement et de la restructuration des quartiers (DARQ) est également mise à contribution pour la réfection de quelque 565 immeubles répartis sur 21 communes de l’Algérois.

Du Maqam à Sidi Yahia

Après La Casbah, ses palais et ses remparts, après la ville française, ses percées vertigineuses et ses bâtisses néo-mauresques, Paul Landowski et son monument aux morts, Le Corbusier et son excentrique Modulor, Pouillon et son désir de faire «habiter les pauvres dans des monuments» (en parlant de la cité Climat de France), après Niemeyer, Ricardo Boffill, Kenzo Tange et autres grandes signatures invitées par Boumediène, après Chadli et son «Maqam Echahid», sans doute le plus imposant monument post-indépendance, Alger aujourd’hui se cherche de nouvelles parures et de nouveaux «desseins» comme dirait Faidi.
En termes d’urbanisme, les années Bouteflika auront été celles de l’AADL pour tous, des trémies partout, au point que l’on ne sache plus où les mettre comme l’illustre ce tunnel en cul-de-sac à hauteur de Chevalley. C’est aussi celles des Emiratis faisant main basse sur Moretti.

Les années Boutef, c’est aussi la nouvelle résidence d’Etat, la station d’épuration posée comme une verrue sur la baie, la Grande Mosquée d’Alger, les tours de «La Marina», les grands centres commerciaux, Ardis, la cité d’affaires de Bab Ezzouar, «Sidi Yaya», le nouveau quartier «hype». C’est aussi l’ère du métro et du tramway, moins acclamé celui-là, surtout par les habitants de Hussein Dey qui n’en reviennent toujours pas du massacre en règle de l’avenue de Tripoli. Autre massacre, écologique celui-là : la petite forêt du Bois de Boulogne, du côté de la Colonne Voirol, sacrifiée sans vergogne sur l’autel bitumé des convois présidentiels.

Mauvais goût à milliards

Mais la vraie surprise du chef, c’est le Plan stratégique d’Alger. Projet gigantesque au point de nécessiter la création d’une société spéciale pour le gérer, en l’occurrence, la Société de développement d’Alger. Les travaux sur l’aménagement de la baie, conformément à l’étude réalisée par un cabinet parisien, Arte Charpentier, semblent traîner. Néanmoins, la Promenade des Sablettes rencontre déjà un franc succès populaire. Mais l’ambitieux projet semble connaître de sérieux couacs. Le wali se plaignait, lors du dernier conclave avec Sellal, de la faiblesse des moyens de réalisation locaux pour exécuter le reste du programme. Il a également signalé un problème d’assiettes : 60 projets sont en souffrance et nécessitent une rallonge foncière de 500 hectares.

Lors de cette même réunion, Sellal aussi bien que Zoukh n’avaient de cesse de répéter que «ce n’est pas l’argent qui manque, nous avons les budgets». Pourtant, il suffit d’un petit tour du propriétaire pour constater que cet argent qui coule à flot a plus servi à sponsoriser le mauvais goût. Très peu d’œuvres qui émergent esthétiquement de ce magma de béton. Pour les deux architectes que nous avons sollicités pour ce dossier, Hasna Hadjilah et Halim Faïdi, c’est simple : «Il n’y a pas de commande publique d’architecture. On commande du bâtiment.»

L’Etat demeure le principal client. Avec toujours plus de cités des «4528 logements», ces ghettos urbains en devenir qui firent éructer un jour à Larbi Marhoum cette cinglante boutade : «Chaque fois qu’on dessine une cité de 1000 logements, on dessine de la guerre civile.» Si bien que le ministère de l’Habitat opère un changement conceptuel et parle désormais de «cités intégrées».
Oui, on est bien obligé de constater que le mauvais goût règne en maître sur la plupart des constructions, publiques ou privées. La clochardisation urbaine a atteint des sommets, dopée, qui plus est, par l’incompétence et la corruption. «La façade d’une maison n’appartient pas à son propriétaire mais à celui qui la regarde», dit un proverbe chinois. Beaucoup de nos maîtres d’ouvrage ne semblent pas en tenir compte, eux qui nous fourguent inconsidérément du kitch à milliards en s’entêtant à faire du «sous-Dubaï». Pourvu que, dans 50 ans, Alger ne ressemble pas à El Hamiz…

Source : Elwatan

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