J’écris au nom de l’ambiguïté.

En avril 2013, quelques mois après sa nomination en tant que directeur artistique de la 14e Exposition internationale d’architecture, de la Biennale de Venise, l’architecte hollandais Rem Koolhaas invite l’Algérie à participer à cet évènement mondialement connu et internationalement reconnu, où 60 pays seront représentés. Il me confie la mission d’envoyer cette invitation à mon pays qui est l’Algérie. Je suis algérienne, architecte et chercheur établie en Suisse. Je contacte aussitôt le ministère des Affaires étrangères, car je suis établie à l’étranger et je dois pour toute relation avec mon pays passer par le MAE. J’envoie le dossier que notre ministère m’a demandé et après quelques semaines et plusieurs tentatives de contacts je ne reçois aucune réaction. J’envoie le même dossier à notre ministère de la Culture et à notre ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme. J’appelle, je rappelle nos ministères. Aucune réaction.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

En juin 2013, je n’obtiens encore aucune réponse de la part de nos ministères. Je contacte notre consulat en Suisse, j’explique le projet et j’insiste pour qu’on m’indique la façon la plus efficace pour pouvoir informer les ministères de la Culture et de l’Habitat et de l’Urbanisme. On me confirme qu’il n’existe aucune «façon efficace» mais plutôt des contacts efficaces. On me conseille de contacter en même temps notre ambassade aux Pays-Bas étant donné que le directeur artistique est hollandais.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

L’ambassade m’informe qu’elle n’a aucun pouvoir d’action, mais qu’elle est honorée que notre pays soit invité à un événement aussi important. J’insiste encore, et je recontacte notre ministère des Affaires étrangères et notre consulat en Suisse, je leur demande de me communiquer le nom du service ou du département au sein de nos ministères qui pourrait s’intéresser ou répondre à cette invitation.

Par devoir et par respect, je décide de me rendre à Alger pour présenter le projet. J’insiste encore avec notre consulat en Suisse pour essayer de comprendre à qui je devrais m’adresser une fois à Alger. Je reçois le jour de mon départ les coordonnées de deux personnes, la première au ministère de la Culture et le second au ministère du Tourisme.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

A Alger, je me rends aux ministères de la Culture, de l’Habitat et de l’Urbanisme et du Tourisme. Les personnes avec qui j’ai pu parler me recommandent de rencontrer d’autres personnes et ces dernières me renvoient à d’autres personnes. J’ai insisté à déposer le dossier aux cabinets du ministère de la Culture et du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme. Je repars avec l’enthousiasme de toutes ces personnes et la fierté de certaines qui ont pu apprécier l’importance de cet événement. Hélas, aucun engagement réel mais plusieurs entretiens. On me conseille vivement de contacter notre ambassade en Italie, car l’événement se déroulera à Venise.

 

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Je contacte notre ambassade en Italie, je reçois une réponse assez rapide en me confirmant l’importance de la Biennale d’architecture de Venise et en insistant que notre pays devrait absolument y participer. J’informe notre ambassade sur ce qui a été entrepris jusqu’à cette date et on me demande un peu de temps. Entre temps, je dois continuer à temporiser avec l’équipe du directeur artistique et avec la Biennale d’architecture.

Je recontacte notre consulat en Suisse et on me communique clairement qu’ils ne peuvent plus rien pour faire avancer ce projet. Je contacte notre ambassade en Italie et on me confirme qu’une réponse, espérant positive, est attendue.

En juillet 2013, l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC) est enfin désignée pour prendre soin de ce projet. Je demande une confirmation écrite pour qu’on puisse réserver notre espace à l’Arsenal de Venise vu que l’Algérie n’a pas de pavillon permanent aux Jardins de la Biennale. En outre, étant donné que le thème proposé par Rem Koolhaas «Absorbing Modernity 1914-2014» adresse l’histoire de l’architecture, je propose de composer un comité scientifique qui travaillerait ensemble et qui serait chargé de tous les aspects de l’exposition et de son catalogue.

A la fin du mois de décembre 2013, je reçois la lettre de confirmation que j’envoie directement à la Biennale en la priant de bien vouloir excuser notre retard et de bien vouloir réserver un espace pour la participation de l’Algérie. Le comité scientifique n’a jamais été constitué.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Faute de temps et d’absence d’un comité scientifique, je me mets aussitôt au travail. Les vacances d’hiver deviennent des charrettes. J’étudie le thème proposé par le directeur artistique de la Biennale d’architecture:
«En 1914, il était possible de parler d’une architecture « chinoise », d’une architecture « suisse », d’une architecture « indienne ». Cent ans plus tard, sous l’influence des guerres, des différents régimes politiques, des différents états de développement, des mouvements nationaux et internationaux d’architecture, des talents individuels, des amitiés, des trajectoires personnelles aléatoires et des développements technologiques, l’architecture qui était autrefois spécifique et locale est devenue interchangeable et globale. L’identité nationale a apparemment été sacrifiée pour la modernité. (…) Nous demandons aux pays représentés de s’engager à réfléchir sur un seul thème « Absorbing Modernity: 1914-2014 » et de montrer, chacun à sa manière, le processus de l’effacement des caractéristiques nationales en faveur de l’adoption quasi universelle d’un seul langage moderne dans un seul répertoire de typologies.»

Janvier 2014. Je continue à étudier seule par manque de comité scientifique une réponse possible à cette interrogation: quelle est la période la plus flagrante qui répond à la question de l’effacement des caractéristiques nationales en faveur de l’adoption d’un seul langage architectural en Algérie? D’après mes recherches scientifiques, une réponse possible pourrait se trouvait dans l’habitat des années 1950 et 60 qui a été réalisé sur tout le territoire algérien. Il s’agit de l’habitat du Plan de Constantine (1959-63), un plan national de développent socio-économique annoncé par le général Charles de Gaulle en octobre 1958. Des milliers de logements, sous les directives de Paul Delouvrier, ont été construits et une multitude de terminologies ont été introduites: logement semi-luxueux, logement moderne, habitat musulman, logement normal,  logement million, logéco (logement économique), HLM (habitat à loyer modéré), cité de transit, cité de recasement, logement semi-urbain, cité évolutive suburbaine, logement rural, et les mille villages. Sous des conditions de guerre moderne, l’Algérie était devenue un terrain d’essai pour des logements soi-disant «modernes», et le logement est devenu une nouvelle arme de «modernisation».

Je recueille, classifie, et prépare tout ce qui est à ma disposition : archives, photographies, vidéographies, graphiques, textes, bibliographie. Je demande aussi des informations sur les conditions et les prix des droits d’auteurs pour la publication et la diffusion publique.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Février 2014. Je me rends à Alger pour proposer le projet de l’exposition d’architecture et pour rencontrer le co-commissaire que l’AARC a nommé. Le premier jour, je présente tout ce qui en ma possession à la direction du département des arts visuels et patrimoine. Nous discutons sur tous les aspects de l’exposition, du catalogue et du vernissage. Le deuxième jour, je rencontre le co-commissaire de l’exposition et je lui présente ce que j’avais présenté la veille. La réaction est claire et nette, le thème de l’exposition est trop politique, et d’après lui je n’aurais jamais la permission des autorités algériennes. Il me dit qu’il ne pourra pas travailler sur ce projet sans l’accord des autorités. On me dit que je suis une militante et qu’il faudrait mieux considérer l’exposition des «Cinquante années d’architecture au service de la culture». J’explique que le thème de la 14e Exposition internationale d’architecture est proposé par son directeur artistique et nous ne pouvons pas l’ignorer, et que nous devrions apporter une réflexion critique et productive sur l’histoire architecturale de notre pays. Les autres rendez-vous sont annulés d’une manière inattendue. On m’explique que nos responsables sont occupés avec l’avant-première d’un film produit par l’AARC et le ministère de la Culture. Le troisième jour, aucune séance de travail n’était possible. Le quatrième jour, je me rends sans rendez-vous au siège central de l’ AARC en demandant un entretien avec le directeur. Ce dernier n’était malheureusement pas présent ce jour-là. Je demande un entretien avec le directeur adjoint auquel je ré explique le contexte et le thème de l’exposition et on me dit qu’il serait mieux d’organiser une réunion avec toutes les personnes impliquées dans ce projet le lendemain. On me parle aussi de l’exposition et de la publication des «Cinquante années d’architecture au service de la culture». Je rappelle que nous avons déjà confirmé notre participation  au directeur artistique et à la Biennale d’architecture et qu’il nous reste très peu de temps pour rediscuter sur la faisabilité de ce projet. Le cinquième et dernier jour je rencontre le directeur auquel je représente le projet et j’explique toutes les difficultés rencontrées jusqu’à présent. On me communique que le thème de l’exposition est ambigu.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Ambigu veut aussi dire ambivalent, douteux, énigmatique, équivoque, problématique. J’admets que le l’habitat des années 1950 et 60 est problématique et c’est probablement pour cette raison que nous devrions en parler, l’exposer et consacrer plus de réflexion à ces barres non ambiguës et à ces formes géométriques privées d’architecture. Ce répertoire simpliste de typologies a créé de profonds malaises socioéconomiques et nous sommes encore en train de subir les conséquences des logements du Plan de Constantine.

Ambigu ? Pourquoi ? Parce que c’est encore la France en Algérie ? Parce que l’Algérie est toujours traumatisée ? Parce que l’architecture a été instrumentalisée par l’armée française ? Parce qu’on nous a imposé une architecture qui nous rend mal à l’aise ? Parce qu’on ne veut pas encore parler ouvertement des conséquences d’une architecture inadaptée à nos besoins socioculturels ?

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Pourquoi une architecte algérienne n’est pas autorisée à porter un regard critique sur l’architecture en Algérie ? Faut-il une autorisation à porter ce regard ? C’est un devoir en tant qu’architecte d’exposer l’histoire architecturale. C’est un devoir de repositionner ce qui a été dit sur l’architecture de ce pays. C’est un devoir de prendre en main l’écriture de l’histoire de l’architecture en Algérie. C’est un droit de s’opposer à l’amnésie et d’adresser ouvertement l’architecture coloniale du vingtième siècle et particulièrement l’habitat quantitatif des années 50 et 60 qui a malheureusement transformé d’une manière profonde notre société mais aussi notre environnement et notre paysage. L’habitat du Plan de Constantine est un habitat de technocrates qui n’ont pas voulu considérer les valeurs socioculturelles des Algériens. Le contexte de la Biennale de Venise, une exposition sur l’architecture de «l’effacement des caractéristiques architecturales nationales» aurait pu permettre à l’Algérie de dévoiler les relations intrinsèques entre architecture et colonialisme, espace et politique, habitant et habitat.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

L’architecture est liée à la politique et aux politiciens. On ne peut pas ignorer un fait aussi visible. L’architecture est aussi liée aux technologies, à l’économie, à la sociologie, à la psychologie, mais aussi aux arts, aux archives et aux guerres. L’histoire est ancrée dans l’architecture d’un pays. L’architecture est le reflet de l’histoire d’un pays.

J’écris au nom de l’ambiguïté.

Quel serait le ministère responsable de l’histoire de l’architecture en Algérie ? Quel serait le ministère qui représenterait la mémoire collective en l’Algérie ? Quel serait le ministère qui pourrait créer des débats sur les identités architecturales en l’Algérie ? Qui devrait prendre soin de l’architecture et de ses conséquences en Algérie ? L’architecture est-elle orpheline en Algérie?

Bio express :

Samia Henni est architecte et chercheure à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture, au département d’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich (Suisse). Elle est aussi chercheure invitée au département des cultures visuelles à Goldsmiths, université de Londres.

 

Par Samia Henni

Article précédentLogement touristique chez l’habitant : Une activité encouragée par les pouvoirs publics
Article suivantLPP : Un discours qui se veut rassurant
Notre rédaction est constituée de simples bénévoles qui essaient de regrouper toute l'information concernant le logement dans un seul et même site